vendredi 4 novembre 2011

1. Arriver à Charleroi



j’ai toujours eu peur de manquer d’argent. Je ne sais pas d’où ça me vient. Peut être faudrait il chercher l’explication dans ce que fut mon enfance partagée entre la faillite d’un père et les rêves fou d’une mère. Mon père, je m’en souviens, devait souvent aller à la banque, le dos bombé comme celui d’une vielle dame, pour demander la faveur d’un découvert prolongé et abyssal. Ma mère, je m’en souviens aussi, rêvait de rouler en Porsche mais pleurait devant mes amis quand elle recevait une note d’électricité au montant inattendu.
Durant cette enfance, j’ai compris que parmi tous les maux d’une vie, quoi qu’on en dise, manquer d’argent est un des pires.
Plus tard, j’ai fait comme tous le monde ou presque : j’ai acheté un appartement et j’ai fait des enfants et avec ces choses qu’on appelle des «responsabilités», s’est amplifié cette peur de manquer d’argent.
A la fin de mes études, pour subvenir à mes besoins de jeune adulte, j’étais un peu par hasard devenu libraire et j’avais gardé ce travail durant une dizaine d’année. Ca payait mal mais ça payais régulièrement. Puis, croyant pouvoir «vivre de ma plume» (je déteste cette expression qui renvoit à l’image stupide de l’écrivain en jabot de dentelle qui, éclairé à la bougie griffonne des poèmes sur des bouts de parchemin), j’avais quitté cet emploi et j’étais devenu «auteur professionnel».
A l’époque, j’avais dans les trente trois ou trente quatre ans, on me qualifiait encore de «jeune auteur» et, sans doute influencé par ce qualificatif, je me croyais promis à un avenir calme, tout entier tourné vers l’élaboration d’une œuvre dense et importante et surtout débarrassé des soucis matériels par l’argent que ne manquerait pas de me rapporter cet œuvre.
Les années étaient passées, j’avais publiés des romans et des recueils de nouvelles. On avait monté quelques pièces, aussi. Rien n’avait été un échec, rien n’avais été un succès. J’étais devenu un auteur moyen comme à chaque époque il y en a tant. Ni médiocre, ni étincelant. J’alimentais le «flux culturel» de l’époque qui charriait dans son courant des milliers d’autres auteurs, des chanteurs, des compositeurs, des comédiens, des architectes, des designer, des stylistes, des peintres, des sculpteurs, des graveurs, des chorégraphes. Je faisais partie du grand cheptel précaire des artistes sans célébrités.
En tant qu’auteur moyen, j’avais compris que l’art ne serait jamais ni cette formidable façon de se «réaliser» soi-même tel que pouvait l’imaginer les adolescents dont les rêves paresseusement romantique ont toujours hanté les écoles d’art. Et, en tant qu’auteur moyen, j’avais compris que si l’art pouvait un jour me nourrir, ce serait chichement et dans sa déclinaison la moins glorieuse, celle de la commande.
Sans doute par chance et faute d’être devenu cet artiste rentier dont j’avais rêvé la légèreté de vie, j’étais devenu quelqu’un à qui on pouvait commander toutes sortes de choses et qui s’acquittait de la commande avec professionnalisme c’est à dire «remise du texte de la longueur demandée dans les délais impartis».
Chroniqueur humoristique, chroniqueur littéraire, critique cinéma, texte sur l’aide humanitaire, texte sur l’enseignement, animation de remise de prix, juré dans un festival, texte pour un collectif théâtral, scénario de commande, adaptation, bande dessinée pédagogique, texte de chansons pour comédie musicale, portrait «décalé» d’hommes politiques pour la télévision… Je faisais tout ça et tout ça me rapportait l’équivalent du salaire plein temps d’un cadre de PME.
Sans que ce soit du malheur, ça ne rendait pas heureux. De toute façon ça restait précaire tant on sait que les auteurs moyens sont surtout des auteurs interchangeables.
Mais en attendant que les commandes s’arrêtent et que je devienne comme tant d’autre avant moi, un misérable, je devais tout accepter et essayer, dans la mesure du possible, de mettre un peu d’argent de côté.
C’est comme ça, dans cette optique, que j’ai accepté de rester une semaine à Charleroi.
Enfin, pas vraiment à Charleroi, à Mont sur Marchienne, enfin disons quelque part dans ce qu’on appelle le «Grand Charleroi».

Pendant longtemps, je me suis demandé ce qui poussait l’une ou l’autre institutions à inviter des auteurs pour ce qu’on appel des «résidences». J’ai beau eu tourner et retourner cette question, je n’ai jamais trouvé d’autre hypothèse que celle que les auteurs sont aux institutions, ce que les poissons sont aux aquariophiles. Des créatures que l’on aime observer, que l’on s’offre, que l’on s’échangent, dont on est fière ou qui déçoivent.
Mais finalement, d’être un poisson rouge ou n’importe quoi d’ailleurs, peu importait pour moi. C’était le genre d’opération qui allait me permettre de payer les cotisations annuelles de l’école des enfants, les classes de neige de la plus grande et le revenus cadastral de mon appartement.
Une opération, comme je l’ai dit, que je ne pouvais pas refuser.

La résidence de Mont-Sur-Marchienne se situait dans une petite maison en brique rouge construite perpendiculairement au Musée de la photographie de Mont-Sur-Marchienne. J’avais été accueillis sobrement et avec efficacité par Christelle, une responsable qui m’avait donné mon «per diem» et le concierge Jacques. On m’avait fait visiter : c’était propre, fonctionnel : balatum gris, mobilier Ikéa. Il y avait quelque chose d’universel qui me rassurait. Et puis, on m’avait laissé seul.
En toute honnêteté, j’avais prévu de ne pas sortir durant les cinq jour que j’aurais à passer à Charleroi. Avant de partir, j’avais fait quelques course, des pâtes, du thon, des sardines, du chocolat et un bouteille de Glenfidish 12 d’âge ans et vieillit en fût. En ne sortant pas, je n’avais en aucune manière l’impression de trahir l’esprit de cette résidence dont la seule contrainte était d’écrire un texte sur Charleroi à Charleroi. Il ne m’avait jamais été mentionné que je devais en outre circuler dans cette ville que je ne connaissais pas mais dont la réputation d’enfer social me coupait toute envie de découverte.
J’avais donc prévu de ne pas sortir, de rester aussi seul que possible, de ne parler à personne et de voir ce que ça donnait. J’avoue que je mettais pas mal d’espoir dans cette expérience de la solitude, j’étais convaincu qu’il ne pouvais pas en sortir quelque chose de mauvais, qu’au contraire, la solitude allait peut être me révéler quelque chose sur un talent singulier et pénétrant que je n’aurais pas connu jusque là et que ce talent serait immanquablement reconnu et fêté par l’intelligentsia littéraire internationale et qu’enfin, par voie de conséquence, l’argent se mettrait à couler dans ma direction, me rassurant une bonne fois sur le fait que je ne mourrais pas dans la misère.
Peut-être que les choses se serraient passées ainsi. Cette idée en tout cas me fait plaisir. Comme le footballeur qui, après avoir manqué un penalty décisif et être rentré dans les vestiaire sous les sifflets de l’assistance se console un bref instant en rêvant à la gloire qui aurait pu être la sienne si tout c’était passé comme prévu.
Les choses, donc, auraient sans doute pu se passer ainsi si je n’avais, pour une raison que ces crétins de psychologues mettront sur le compte d’un «acte inconscient», oublié ma brosse à dent.
J’avais pourtant apporté le plus grand soin à la confection de ma trousse de toilette dans laquelle j’avais même pensé à mettre du désinfectant, une pince à épiler, des gouttes pour les yeux et de la crème pour les brûlures superficielles.
J’ai toujours attaché une grande importance à l’hygiène bucco dentaire, je me brosse les dents trois fois par jours durant trois minutes en frottant dans tous les sens et je me rince la bouche avec de la Listerine dont l’infâme gout de formol me convainc qu’elle est efficace. Je rappel tout cela pour dire à quel point l’oubli de ma brosse à dent (une brosse à dent électrique jetable âgé de quelque jour à peine), représentait pour moi une véritable catastrophe sanitaire.
Je m’étais rendu compte de cet oubli vers dix huit heure, au moment où je rangeais le contenu de la trousse de toilette sur l’étroite tablette de l’évier. J’avais juré, je m’étais maudit mais, reprenant aussitôt du poil de la bête, j’avais enfilé mes chaussures et ma veste pour aller en acheter une dans un Louis Delhaize que j’avais remarqué sur le coin de l’avenue Paul Pasture, à moins de cinquante mètre de ma petite maison de résidence.
Je ne peut m’empêcher de penser qu’à certains moment de la vie, le destin agit comme une véritable force, jouant pour ou contre certains d’entre nous. Poussant les uns vers les sommets, tirant les autres vers les abîmes. S’il fallait que je me range dans une catégorie, les «poussé» ou les «tirés», ce serait sans hésitation la seconde et l’affaire de la «brosse à dent oubliée» en est une confirmation : le Louis Delhaize fermait ses portes au moment précis où j’arrivais devant.
Je ne m’étais pas laissé démonté. En arrivant, j’avais vu une autre grande surface, un Champion, je crois, sur la même avenue Paul Pasture à environ un kilomètre de l’endroit où je me trouvais.
J’avais donc prit ma voiture, cette même vielle Toyota grise, grinçante et bosselée qui me trainait dans l’existence depuis dix huit ans, et j’avais descendu cette route flanquée à gauche et à droite de petits commerce absurdes, une quantité tout à fait anormal de banc solaires et de coiffeurs, quelques snack pitta dürum, un carrossier, un centre de fitness dont la vitrine cassée avait été rafistolée avec un grand morceau de balsa. De tout cela, j’avais rapidement essayé de tirer une conclusion, je suis persuadé qu’on peut comprendre une ville à partir de ses commerces. J’avais essayé mais je n’étais arrivé à rien. Même aujourd’hui, après coup, je ne sais que penser d’une ville dont toute l’attention se tourne vers les banc solaire, les coiffeurs et les centres de fitness. Peut être faudrait il y voire une sorte de désir inconscient d’appartenir au mode de vie Californien. Mais ce serait faire de la psychologie et comme je l’ai dit, je déteste les psychologues et je m’interdis de pratiquer leur métier, même par inattention.
Finalement, j’étais arrivé devant le Champion et une fois encore le destin marqua le coup. Lui aussi fermait ses portes.
Je ne pouvais envisager de dîner et puis de me mettre au lit sans me brosser les dents. J’aurais encore préféré dormir avec un opossum crevé.
Je n’avais donc pas le choix.
Il fallait que je continue jusque Charleroi.
2. Charleroi en voiture




Où se trouve Charleroi ?
Cette question, je me la suis posé dès que, arrivé en bas de l’avenue Paul Pastur, des panneaux indiquaient toutes sortes de directions mais pas vraiment celle que je cherchais et qui aurait pu être quelque chose comme : «centre ville», «vielle ville» ou même, simplement, «Charleroi».
N’ayant pas d’autre choix que d’avancer une fois que le feu fut devenu vert, je tournai à gauche, passai sous cette longue langue de béton que l’on appelle le «Ring» et qui s’apparente dans sa forme au cadavre d’un animal invertébré qui aurait rendu l’âme en souffrant longuement.
Suivant le flux de la circulation, dans la chaleur lourde de cette fin de journée d’août, j’avais longé le canal et je m’étais retrouvé dans une sorte d’avenue éventrée par des travaux. Les travaux d’ailleurs, semblaient faire partie intégrante de l’endroit où je me trouvais que je ne peux me résoudre à appeler «ville». Il y avait bien des maisons, de petits et de grands immeubles aux fenêtres sales sur les rebords desquelles, défiant la logique botanique, certains anonymes tentaient de faire pousser des fleurs dont les pétales moribonde évoquaient des culottes sales. Il y avait bien des commerces posés à gauche à droite, des grandes enseignes de fast food, d’autres coiffeurs encore et puis, bien entendu d’autre banc solaire, des cafés dont les salles s’ornaient de palmiers en plastique éclairés par des néons bleuâtres, il y avait même des gens se déplaçant avec difficultés au milieu gravats et de la poussière de chantiers manifestement à l’abandon.
Il y avait bien tout cela mais tout cela semblait avoir été jeté là, comme une poignée de dés sur un tapis de casino. Il n’y avait pas ce qu’on appel pompeusement, un «plan urbanistique» où, si il y en avait un, il avait du être confié à un enfant à la fois désordonné et colérique, qui après avoir vidé la boite du mécano aurait renoncé à lire le mode d’emploi et serait parti en abandonnant les pièces sur le sol de la chambre.
J’étais donc bien à Charleroi. Où, plus exactement, dans le lieu géographique appelé Charleroi mais qui n’a de ville que le nom et certains artefact comme un hôtel de ville, une police et peut-être même, bien que ce serait absurde, un cadastre. J’étais donc à cet endroit parce que d’une part j’avais raté ma carrière d’auteur majeur et que j’entamais celle d’auteur de second plan et que d’autre part j’avais, toujours pour des raisons que j’ignore mais que je préfère mettre sur le compte d’un destin sournois, oublié de mettre ma brosse à dent dans ma trousse de toilette.
A cet heure et à cet endroit, je m’y étais résolu, il n’y avait d’ailleurs plus aucune chance de trouver une brosse à dent. J’avais bien pensé rappeler Christelle, la responsable de la résidence du Musée de la photographie, pour lui demander de me prêter une brosse à dent, même une brosse à dent usagée, je me serais engagé à lui en rendre une neuve que j’aurais été acheté dès le lendemain, quand les magasins, le Louis Delhaize par exemple, seraient ouvert. Mais j’avais peur que, d’une manière ou d’une autre cette demande de brosse à dent soit interprété comme la manifestation d’une sorte de désespoir sexuel et j’avais renoncé.
Mais j’étais à Charleroi, enfin, au milieu du «lieu-dit» Charleroi, pour autant qu’il put y avoir un milieu et je ne savais pas quoi faire, et je ne savais pas où aller et j’avais l’impression que le destin dessinais devant mes yeux, à la craie sur un tableau, le récapitulatif de mon existence, tous les schémas de l’échec.
Je m’étais arrêté dans une rue une pente, une rue qui venait de nulle part et qui n’allait nulle part, j’aurais pu rentrer à la résidence de Marchienne au Pont, à côté du Musée de la photographie, pour vider une bonne fois cette bouteille de Glenfidish douze ans d’âge et essayer de gommer de mon esprit les stigmates du désespoir. Mais quelque chose en moi résistait à cette idée : Jack London n’avait il pas arpenté les pleines glacial du Klondike ? N’avait il pas exploré les ruelles borgnes de l’East End londonien ? Après tout, j’étais un auteur ! Un auteur de second plan, mais un auteur !
Des rideaux bougeaient, on m’observait depuis la fenêtres du rez de chaussée de la maison à côté de laquelle j’avais arrêté ma voiture. Sans doute que personne ne s’arrêtait jamais ici, dans cette rue en côte et en travaux. Sans doute mon arrêt, mon moteur tournant au ralentis et mon air d’être à deux doigt de commettre un acte irréparable, de quelque nature que ce soit, me désignait comme une menace.
Une Mitsubishi bleu pâle passa à côté de moi. Je démarrai et la suivit.
Cela avait été sur un coup de tête mais après quelque minutes, il me semblait que suivre cette Mitsubishi bleue pâle était sans doute une des meilleurs façon de découvrir l’endroit. Je m’étais décidé à la suivre le plus longtemps possible et puis, d’ici une heure ou deux, de rentrer jusqu’à ma résidence et de coucher sur papier ce que j’aurais pu découvrir de son propriétaire. C’était finalement une bonne piste pour le texte de 4500 mots qui m’avait été commandé et pour lequel, à l’heure qu’il était, je ne savais pas du tout quoi écrire.
Je suivis donc cette Mitsubishi bleue pâle avec d’autant plus de facilité qu’elle avançait à la vitesse d’un poney de foire. Des gens derrière moi klaxonnaient et nous dépassaient, mais je ne me laissait pas démonter et je suivais cette Mitsubishi Bleu pâle que je voyais déjà comme une sœur d’infortune, comme une complice dans ce lieu si inconfortable pour l’esprit, comme une amie, même, grâce à laquelle un sens allait être donné à l’invraisemblable imbroglio de ces rues.
La Mitsubshi bleue pâle passa par un rond point et obliqua à droite, juste avant un cul de sac encrassé par des sac poubelle noires et l’entrée d’une bretelle d’autoroute. Elle et moi roulions à présent presque au pas sur une petite route avec, à droite, les piliers en béton du «ring» aux pieds desquels une végétation courte, sèche et épineuse survivait tant bien que mal parmi toute sorte de déchets arrivés là dieu sait comment : des flacons d’adoucissants, une charrette de grande surface, une valise trouée bref tout un musée des malheurs de la vie.
Et à gauche, une sorte de parking en construction qui, à ce moment de l’année et à cette heure de la journée, ressemblait plus à une éclaboussure accidentelle de gravats sur un terrain vague. De part et d’autre de cette petite route, aussi étonnant que cela puisse paraître, il y avait des gens : trois ou quatre clochards plutôt jeunes accompagnés de deux caniches au poil couleur miel se disputant un sac en plastique, un homme d’une maigreur maladive, assis sur un plot peint en jaune qui regardait d’un air étonné son avant bras et deux ou trois silhouette de femmes : une africaine d’une cinquantaine d’année, visage aussi fermé qu’un local à haute tension, legging noir serrant sous une minijupe blanche. Une femme aux cheveux teint en blonds, jeans clair délavé, bottine en daim. Une grosse dame aux cheveux noirs, look vaguement gothique mais avec une influence R’nB et un clin d’oeil à l’expressionnisme allemand.
La Mitsubishi bleue pâle passait devant ces gens et les dames regardaient la Mitsubishi bleue pâle. Puis, la Mitsubishi bleue pâle et moi sommes arrivés au bout de la rue, je la suivais toujours, elle emprunta une autre rue qui longeait un fleuve aux eaux brunes et huileuses et elle partit sur la droite dans une autre rue.
La rue dans laquelle nous étions à présent était une rue qui avait dû, dans des temps anciens, êtres une rue commerçante et animé mais dont les vitrines brisée, les volets clos et les planches clouées en diagonales devant les portes, m’évoquait le tartre qui se déposerait sur mes dents une fois la nuit tombée. Cette rue, la rue Léonard, était à sa façon une sorte de Pompei. Une civilisation y avait prit fin brutalement suite à une imprévisible calamité ne laissant d’elle que les squelettes d’une histoire qui m’échappait et quelques fantômes tristes en guise de souvenirs.
Quand je serais de retour à la petite maison de ma résidence, j’allais apprendre en interrogeant internet, que cette rue, ce quartier historiquement celui de la prostitution et des bars, ce quartier qu’on appelait, je ne savais pas pourquoi car il n’en n’avais en aucune manière la forme, le «triangle», avait été condamné par un projet pompeusement baptisé «Phoenix». Je ne savais rien du projet «Phoenix» et je n’en sais toujours rien aujourd’hui. Je doute même que qui que ce soit puisse en savoir quelque chose. Il y avait bien des photo-montages de ce que ça allait être, des photo-montages qui ressemblaient à des publicité pour du nettoyant ménager, des gens d’une trentaine d’années et des enfants jouant dans les larges allées de parcs verdoyant le long des eaux bleutée d’une rivière. Des commerçant souriant servant des boissons colorées à des couples oisifs. Les images de projets architecturaux, dans leur volonté brutales de représentation de l’idéal, m’ont toujours fait aussi peur que des manifestes révolutionnaires affirmant que l’avènement de l’homme nouveau serait pour demain. De toute façon, le projet Phoenix, ça n’allait pas être comme sur ces images, ce n’était pas possible que cela soit comme sur ces images, à moins que ce projet ne parvienne en plus de planter de la verdure, de chasser les prostituées et de paver une rue, à changer l’axe de rotation de la terre afin que le climat désespérément maussade de la Belgique se mette à ressembler à celui des îles Fidji. Ca n’allait pas être comme sur ces images, ça ne pouvait pas être comme sur ces images qui ne tenaient pas compte du tout du fait que la vie, tout simplement et rapidement, use, salit et abîme. Qu’après un temps très court, sans doute même instantanément, les arbres du Projet Phoenix, les pavés du Projet Phoenix et les vitrines du Projets Phoenix seront attaqués par la pollution, la crasse, les parasites et la maladie. Que les trentenaires des photo montages seront des trentenaires avec des problèmes qui les râperont, qu’ils vieilliront vite, qu’ils souriront moins que lorsqu’il se promenaient pour la première fois sur les pavés du Projet Phoenix. Que lorsqu’ils s’y promèneront la seconde fois, ce sera sans le sourire qu’ils avaient sur le photo-montage. Que les enfants seront comme les enfants d’aujourd’hui : des enfants qui manqueront de soleil, des enfants pour la plupart mal et trop nourri, des enfants terrorisés par les angoisses muettes de leur parents trentenaire dans une région de l’Europe et du Monde qui après avoir mangé son pain blanc et son pain noir, sentait sans oser le dire, qu’il allait falloir apprendre à se passer de pain tout court.
Le projet Phoenix, au moment où je suivais la Mitsubishi bleue pâle dans la rue Léonard et puis, à nouveau, entre le parking désert et les piliers du «ring», était déjà un mensonge dont la seul réalité était, pour le moment, d’avoir fichu une poignée de putes éreintées dans un terrain vagues, à côté des piles de sac poubelles.
La Mitsubishi bleue pâle passa une troisième fois sans s’arrêter à côté des filles qui étaient toujours les même. Sans doute le chauffeur hésitait-il. Ou peut être attendait-il de voire s’étoffer le choix mais le choix, après dix minutes passées à tourner ne s’étoffait pas.
La Mitsubishi bleue pâle continuait à tourner malgré tout, obstinément avec une détermination de hamster qui forçait mon admiration.
J’avais fini par la laisser là en lui souhaitant de trouver rapidement ce qu’elle cherchait et j’étais rentré à la petite maison de ma résidence, à Marchienne au Pont, à côté du musée de la photographie. J’avais regardé un film de loups garous sur mon ordinateur. Vers minuit, un orage d’une terrible violence s’était abattu sur toute la région. Dans l’indifférence générale, des alarmes s’étaient misent à hurler, un peu partout, dans l’avenue Paul Pasture, cette avenue bardé de coiffeurs et de banc solaire qui descend vers Charleroi. 3. Charleroi à pieds




Le lendemain, la première chose que j’ai faite, ça a été de me chercher une brosse à dent au Louis Delhaize. Je l’ai choisie avec soins m’orientant vers les modèles les plus cher et offrant des qualités scientifiquement prouvée. Puis, une fois rentré, je m’étais longuement et méticuleusement brossé les dents. A la radio, un journaliste rapportait les incidents provoqué par la nuit d’orage qui s’était abattue sur la Belgique. Un home pour handicapé avait été touché par la foudre et avait prit feu. Heureusement, les handicapés étant en vacances, aucune victimes n’était à déplorer. Le journaliste interrogeais un pompier en lui demandant : «avez vous dû lutter âprement contre les flammes ?». «Oui», confirmait le pompier, la lutte avait été âpre.
Pour ma part, j’avais décidé de prendre âprement les choses en main. Rien ne me forçait plus à ressortir, d’ailleurs la simple raison me poussait à rester entre les murs de la petite maison de ma résidence et de me mettre à l’ouvrage. C’est ce que je fis, d’ailleurs, passant toute la matinée et une partie de l’après midi à raconter la journée de la veille. Mais à mesure que je travaillais et qu’en travaillant le temps passait, une sombre et désagréable inquiétude grandissait en moi, celle de passer pour un type «bizarre».
Pour comprendre cela, il faut comprendre comment était disposé la petite maison de ma résidence. Elle était, je le répète, posée juste à côté, perpendiculairement au Musée de la Photographie de Mont sur Marchienne. Elle était d’ailleurs propriété de ce musée qui y entreposait dans la pièce avant, des caisses d’affiches et des caisses de livres. Le personnel du Musée, ainsi que son directeur, était donc forcément au courant de ce qui se passait dans cette petite maison. Qu’une lumière y soit allumée ou éteinte. Que les rideaux en toile bleu foncé soient tirés ou ouvert. Que je sois présent ou absent dans la petite maison de ma résidence, au musée de la Photographie de Mont sur Marchienne on le savait forcément.
Je craignais donc de passer pour quelqu’un de bizarre. Je ne sais pas vraiment pourquoi d’ailleurs. Peut être parce que je suis vraiment quelqu’un de bizarre et que je redoute que cela se sache, que cela soit ajouté dans un grand dossier à ma charge qu’on sortira un jour, que la rumeur se répande au point que l’on m’enferme. Ou peut être parce que je ne suis pas bizarre du tout et que l’idée que l’on puisse douter de ma haute normalité me fait terriblement souffrir.
Ce que je savais, en revanche, c’est que parmi les idées que l’on se fait habituellement d’un comportement bizarre, il y a le fait de ne pas sortir durant des journées entières. Ne pas sortir de chez soi pendant plusieurs jours, c’est quelque chose qu’on fait quand on est quelqu’un de bizarre.
A un moment, vers le milieu de l’après midi, alors qu’un soleil franc et antipathique avait prit le relais du ciel de plomb, la crainte de passer pour quelqu’un de bizarre se mua en une véritable terreur qui emporta avec elle la réticence que j’éprouvais à l’idée de sortir et je sortis donc. Claquant la porte pour qu’on le voit bien que j’étais sorti. Toussant même bruyamment et allant jusqu’à laisser tomber mes clés sur la pierre bleue du perron.
En voiture, j’étais redescendu l’avenue Paul Pasture, presque déjà familière et j’étais arrivé, en bas de la côte, à cette série de panneaux indiquant «Hopitaux / gare / RTBF / Citée Administratives», mais bien entendu toujours pas «Centre Ville». J’avais, comme la veille, suivit le flux léger de la circulation mais, cette fois-ci, comme quelqu’un de normale visitant une ville de manière normal, je m’étais garé.
Il n’y aurait eu cette sensation très particulière de chaos, il n’y aurait eu l’impression que l’endroit où je me trouvais était un peu comme le corps d’un mourant ayant décidé, épuisé, de ne plus résister à la mort, l’endroit où je me trouvais aurait presque pu ressembler à une avenue normale faites de boutiques, de terrasse, bordée de quelques arbres. Une avenue qui en fait était un boulevard, le boulevard Tiroux, semblait être l’échantillon d’une autre ville, une ville qui serait vraie, celle là, posée au milieu du brouillon d’une autre ville que personne n’allait jamais terminer.
Mais cette impression de normalité ne résistait pas à une observation à peine attentive : en face de moi, l’hôtel Leonardo s’encastrait d’étrange façon dans une agence BNP-Paribas-Fortis qui jouxtait le Forem devant lequel quelques fonctionnaires fumait une cigarette en parlant de vacances passées ou à venir. En face, l’énorme immeuble de la CSC s’ornait d’un menaçant bas relief figurant une sorte de vierge tenant dans les bras un Christ encore bébé, lui même portant une lampe de mineur. Et, sous les pieds de cette Vierge aux yeux vides portant ce bébé aux yeux vide, il y avait trois mineurs à genoux, écrasés, eux aussi aussi les yeux vides.
La veille, en arrivant, j’avais déjà pu remarquer la démesure des propriétés immobilières syndicales. Juste à côté du Ring, l’immeuble de la FGTB, plus massif qu’un supertanker s’ornait des quatre lettres rouges de son acronyme, aussi haute que des peupliers adultes.
J’étais boulevard Tiroux, debout contre la portière de ma Toyota bosselée et grinçante et je ne savais pas où aller et pourtant, il fallait que j’aille quelque part. Un homme debout contre une portière de voiture mais qui ne va nulle part, pourrait très facilement passer pour quelqu’un de bizarre et, comme je l’ai dit, passer pour quelqu’un de bizarre était précisément ce que j’essayais d’éviter.
Sur le trottoir, en face de moi, la première personne qui passa fut une fille d’un vingtaine d’année maigre mais avec des seins énormes, les cheveux corrodés par une décennie de shampoing décolorant. J’allais faire comme la veille, avec la Mitshubishi Bleue pâle. La veille, ça m’avais réussi, ça me réussirait encore, j’allais la suivre.
Je me mis en marche. A bonne distance pour ne pas attirer l’attention. Ne la fixant pas, utilisant ma «vision périphérique».
La fille avançait vite et avançait droit. Il était clair qu’elle ne faisait pas du shopping, il était claire qu’elle savait où elle allait. Elle devant, moi derrière, nous avions traversés tout le boulevard Tiroux sur lequel il y avait quelques boutiques de modes, encore des coiffeurs et un certains nombre de tatoueurs dont un, en tout cas, proposait un mystérieux «piercing médical».
La fille avait bifurqué dans une rue piétonne qui sentait le vomi et puis dans une rue en travaux qui montait raide et droit, la rue de la Montagne. Dans cette côte encrassé par les scories du projet Phoenix, gravats, poussières, planches bancales posée sur des trous, se succédaient presque exclusivement des boutiques de vêtements et des revendeurs de gsm. Des publicités vantaient avec brutalité le nouveau Samsung Galaxy. Il y avait pas mal de monde, surtout des adolescentes dont les traits et la couleur des cheveux trahissaient les ascendances méditerranéenne. Mais elles étaient nées là, victimes collatérales d’une révolution industrielle qui avait prit fin, et elles avaient grandi au milieu des décombres des forges et des mines, et la laideur avait coulé sur elles, le climat poussiéreux les avaient travaillé, comme la pauvreté aussi, sans doute, le manque de perspectives, confusément la peur de l’avenir et par réaction, peut-être, sans le savoir, la haine du monde.
La fille que je suivais continuaient à marcher, elle n’avait pas de bonne chaussures, des bottines à talons usées, du plastique recouvert d’une mince couche de faux cuir. Régulièrement, à gauche ou à droite, sa cheville cédait sous la contrainte et se mettait brusquement en angle droit, probablement à deux doigts de la ruptures mais, pareille à un soldat qui au front aurait pris une balle dans le bras, la fille faisait l’air de rien. Je me souviens avoir admiré son courage, je me souviens avoir envisagé de l’aborder, de lui expliquer que j’étais seul dans cette ville que je ne comprenais pas, que je la suivais pour ne pas avoir l’air de quelqu’un de bizarre mais que c’était sans doute paradoxal car cela faisait précisément quelqu’un de bizarre. Mais que, en tout état de cause, depuis que je la suivait et que je l’observais trébuchante dans les pièges sournois du projet Phoenix, je la trouvais courageuse et que même si elle ne ressemblait pas au photographies que les boutiques de la rue de la Montagne affichaient sur leur vitrines, que même si elle n’avait pas un Samsung Galaxy, que même si ses cheveux étaient aussi raides et corrodés que les rambardes du Ring, que même si sa maigreur ne pouvait être qu’un signe de maladie, que même si elle comme les autres haïssait le monde, je serais ravi qu’éventuellement, sans vouloir la déranger, elle vienne passer un moment, peut être la soirée, dans la petite maison de ma résidence à côté du musée de la photographie, et que peut être, nous puissions y faire l’amour.
Mais déjà nous arrivions en haut de la côte, face à l’hôtel de ville, un édifice sans le moindre intérêt, sinon la réputation sulfureuse de certains de ses occupants passés ou présents. La fille s’était assise à côté d’un groupe de jeunes hommes qu’elle semblait connaître, l’un d’entre eux, la peau très pâle, une casquette Nike d’un vert olive, une barbiche noirâtre, taillée sous sa bouche en forme de filet de salive lui caressa un de ses gros seins avec un geste dont le naturel m’impressionna beaucoup.
Je redescendis ensuite, un peu triste évidemment et plus étranger que jamais à cette ville. Durant la descente, ayant un «point de vue» sur l’horizon du fait de la relative altitude de ce qu’on appel, à Charleroi, la «ville haute», je découvris toute les silhouettes des terrils qui encerclaient la ville comme des monstres mort d’épuisement après avoir rampé sur d’infinis kilomètres, et puis aussi, droit devant, les ossements métalliques et démesurés des usines de Marcinelles qui avaient, en cette fin de journée d’aout subitement torride, la beauté si particulière aux tragédies. Il y avait enfin, tout autour, quelque soit la direction dans laquelle je regardais, cet abominable Ring dont la rambarde, pareille à la carapace d’un insecte venimeux, avaient été peint d’un bleu ciel grotesque sans doute sur les conseils d’un psychologue pour qui cette couleur devait être celle de l’apaisement mais qui, ici, devenait celle du mensonge fait à toute une ville.
Sur la vitrine close d’une agence de voyage, il y avait collé avec du scotch, la publicité pour le «centre de délassement de Marcinelle». C’était la photographie d’une sorte de grande piscine, prise sans doute en été, une foule à demi nue était allongée toute autour. Je m’étais dit que la fille maigre à gros seins que j’avais suivit un peu plus tôt et que son fiancé à la barbiche baveuse était peut être là, à se «délasser», à essayer de se débarrasser un moment du sentiment terriblement déprimant que leur ville n’était pas une ville, mais un lieu, un espace où avait été confinée avec une froide brutalité, une population dont on ne savait à présent plus trop quoi faire, un peu comme une de ces réserves Indiennes, crevant d’alcool et de misère, dans l’Ouest des Etats Unis.
4. Quitter Charleroi




J’avais encore marché, longuement, pendant deux ou trois jours dans toutes ces communes aux noms chargés d’histoires rarement drôle : Couillet, Jumet, Lodlinsart, Monceau-Sur-Sambre. J’avais même fini par le visiter, le Musée de la Photographie.
La veille de mon départ, j’avais été voir «Capitaine America, the first Avenger» en 3D au «cinépointcom».
A la fin du film, derrière moi, un adolescent avait demandé au copain avec lequel il était venu :
- T’as aimé ?
- Je sais pas… avait répondu l’ami.
Moi non plus, je ne savais pas.